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Conférence "Shakespeare et le désordre du Monde : ou la nouvelle syntaxe mathématique"

En hommage à Richard Marienstras, spécialiste de Shakespeare et du théâtre élisabéthain, Jean-François Chappuit donnera une conférence dans le cadre du séminaire de Bernard Cottret à l'Institut Protestant de Théologie de Paris.

le 18 mars 2014

mardi 18 mars 2014 à 17h
Institut Protestant de Théologie de Paris
83 boulevard Arago
75014 Paris
Dans son livre posthume Shakespeare et le désordre du monde (Avant-propos d’Elise Marienstras, textes présentés par Dominique Goy-Blanquet, Gallimard, 2012) Richard Marienstras écrit que Shakespeare, dans son théâtre, semble suggérer que l’ordre n’est pas dans la nature, ni dans l’homme et qu’il est impossible dans le cadre de la réalité. L’ordre est alors un effet de l’art qui s’oppose à la vérité du monde et qui la révèle, (p. 435).

L’ordre connote la stabilité, ce qui est à sa place et n’en bouge pas, mais vivre c’est agir et, nous dit Aristote (Poétique, [1450 a, 15-23]) c’est en raison de leurs actions que les hommes sont heureux ou le contraire et ils reçoivent de surcroit leurs caractères en raison de leurs actions. L’ordre doit donc se concevoir en relation avec le mouvement et la multiplicité. La notion d’ordre implique de cette façon l’existence d’un principe rationnel qui rend la multiplicité cohérente et intelligible. C’est le sens des vers donnés à Hamlet, (Hamlet, Arden, Acte I, sc. 5, 196-197) : « The time is out of joint. O cursed spite,/ That ever I was born to set it right ».

Au 2e siècle de notre ère, Claude Ptolémée publie le résultat de ses études cosmologiques dans un ouvrage volumineux dont la traduction littérale du titre grec est ‘Syntaxe Mathématique’, c'est-à-dire ‘connaissance de l’ordre’, ouvrage très souvent publié sous le nom d’Almageste. Pour éliminer le mouvement elliptique qu’indiquent les relevés et conserver la figure du cercle jugée parfaite, reflet de la nature du Créateur, Ptolémée conçoit, à l’aide de l’art géométrique et mathématique, un système complexe fait d’épicycles, de cercles déférents, d’un point équant, de centres multiples dont l’un d’eux est occupé par une Terre immobile, un simple point, dit Ptolémée, sur lequel tourne l’ensemble, le centre de l’Univers étant lui-même un point géométrique.

En 1543, Nicolas Copernic propose une autre explication de l’ordre du monde, concevant également à l’aide de l’art géométrique et mathématique, un système à peine moins compliqué que celui de Ptolémée, système fait aussi d’épicycles et de déférents, mais ayant l’avantage de rendre compte des mouvements rétrogrades des planètes Mars et Vénus et présentant un aspect plus esthétique que celui de son illustre prédécesseur.

Deux ans auparavant, le mathématicien et disciple de Copernic, George Rhäticus (1514-1576) , professeur de mathématique à l’Université de Wittenberg, avait publié un résumé des thèses de Copernic sur le monde dans un ouvrage dont le titre simplifié est narratio prima (1541). Copernic avait lui-même fait circulé sous forme manuscrite, quelques années avant un bref résumé de son système astronomique sous le titre de Commentariolus. C’est à Rhäticus que Copernic accepte finalement de confier le manuscrit du De revolutionibus pour trouver un imprimeur.

En 1562, Tycho Brahe (1546-1601) observe la conjonction des planètes Jupiter et Saturne et s’aperçoit que les éphémérides coperniciennes sont fausses. Il entreprend de les corriger. Brahe s’oppose à l’héliocentrisme et construit son propre système cosmologique avec les planètes, la Terre exceptée, tournant autour du Soleil et cet ensemble tournant autour d’une Terre immobile. Le 11 novembre 1572 il découvre une nouvelle étoile dans la constellation de Cassiopée et ses relevés indiquent qu’elle se trouve dans la région supra-lunaire, réputée immuable et éternelle. Il publie ses conclusions dans De nova stella en 1573. En 1577, une comète apparaît dans le ciel de l’Europe. Une nouvelle fois, Brahe constate, par ses relevés, qu’elle se trouve au-delà de la Lune et que ce phénomène contredit les thèses aristotéliciennes.

Comme tous ses contemporains, Shakespeare s’intéresse à la cosmologie. Il fait référence à la comète de 1577 dans 1 Henry VI (Acte 1, sc. 1) ; aux mouvements rétrogrades de la planète Mars dans la même pièce (Acte 1, scène 2). Il fait allusion à l’épicycle de la Terre dans le système copernicien dans Romeo and Juliet (Acte 2, sc. 1, 2). Il fait encore allusion au système de Copernic d’une part en faisant d’Hamlet un étudiant de Wittenberg, l’Université où Rhäticus avait été professeur et où l’on enseignait l’ ‘hypothèse’ de l’héliocentrisme, et, d’autre part, en utilisant le verbe ‘retrograde’ dans les propos donnés à Claudius, allusion aux mouvements de la planète Mars, à nouveau (Hamlet, Arden, Acte 1, sc. 2, 114).  Shakespeare renvoie encore au système copernicien dans la ‘lettre’ d’Hamlet à Ophélie : « Doubt that the Sun doth move » (Hamlet, Acte II, sc. 2, 116). Il évoque la conjonction de 1562 dans les propos donnés à Henry VII (Richard III, Acte 5, sc. 8). Il évoque encore la nova de 1572 dans Measure for Measure (Acte 4, sc. 2, 202 : ‘th’unfolding star’). Dans tous ces exemples, Shakespeare fusionne l’aspect cosmologique et l’aspect humain, comme, par exemple, pour le mot ‘conjonction’ qui signifie ‘superposition’ pour qualifier l’union de Henry VII, avec Elizabeth d’York.

À l’aide des principales notions sur lesquelles Copernic s’est appuyé pour imaginer un nouveau système, à savoir la distinction entre mouvement apparent et mouvement réel, la prise en compte du point de vue de l’observateur et de son positionnement, le mouvement, l’établissement de points de repères, la recherche de la simplicité esthétique, je me propose de mener une réflexion sur la perception et la représentation de la notion d’ordre dans quelques unes des pièces de Shakespeare et d’examiner de quelle façon, comme le dit Richard Marienstras, l’ordre en tant qu’effet de l’art révèle la vérité sur le monde, pour finalement me demander si Shakespeare, employant à son tour  ‘la méthode géométrique’ (Rhäticus) ne s’inscrit pas ainsi, d’une certaine façon, dans la tradition des grands cosmologues, son œuvre dramatique représentant en conséquence une nouvelle Mathematike syntaxis.

Informations complémentaires

Jean-François Chappuit  Jean-François Chappuit est maître de conférences en Langue et littérature anglaise au laboratoire États, société, religion. Il est notamment l'auteur de Shakespeare Measure for Measure, paru en 2012.